La chute

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L’anéantissement est le principal sujet de ce texte. Prenant en compte les sentiments inhérents à la nature humaine, j’ai tenté d’en faire la voix d’une citée. L’illustration « La destruction de Sodome et Gomorrhe » est de John Martin.

Au premier jour se sont étendues les ténèbres, dévorant l’horizon, étouffant l’immensité du monde. La lune s’est noyée dans la pénombre. Les étoiles, une à une, se sont détachées des cieux et sont tombées sur mes flancs d’albâtre. Tandis que me dévorait leur feu, les Dieux ont détourné ma face de leur lumière et les démons m’ont précipitée dans la désolation. Ils ont abattu mes remparts, mes murailles ne sont plus désormais que ruines lugubres. Ils ont fait pourrir ma chair et ma peau, ils ont brisé mes os. Ma couronne est tombée lourdement dans les décombres. Et le silence fût.

Au deuxième jour, une légion fantastique à ma gorge s’est jetée. Les centaures ont tendu leurs arcs et la vague noire des traits s’est abattue sur les reins de mes hommes. Les armes, les mains des démiurges frénétiques ont eu raison de mes forces, froidement entrelacées sur mon cou. J’ai vu les poings de ces géants agripper la toison ensanglantée des survivants, j’ai entendu le bruit atroce des carcasses brisées contre les montagnes. Mes portes se sont effondrées, barres rompues, linteaux détruits. Mes sentiers sont maintenant stériles et déserts, obstrués par les pierres. Mon Roi, comme s’affole le gibier aux abois de la meute, a fuit. Il a fuit épouvanté devant ceux qui le chassaient.

Au troisième jour, les devins ont dissimulé leurs têtes sous leurs manteaux, atterrés, affolés. Leurs jambes, autrefois alertes sur les étapes de leurs prêches, ont brusquement flanché et leurs langues se sont putréfiées. Leurs prophéties jamais plus ne trouveront oreille attentive, leur soif jamais plus ne sera apaisée. Au seuil des demeures, les anciens ont expiré et les enfants ont rendu l’âme sur le sein de leurs mères. L’épée du carnage, l’épée du grand carnage a hurlé ! Forgée pour étinceler, forgée pour massacrer, pour jeter l’effroi dans les cœurs, tourmenter et diriger sa taille de tous côtés ! Le fracas du pillage résonne encore dans mon sanctuaire. Dispersés l’or et les pierres, l’encens des vasques, dispersés sur le marbre et les tapis écarlates ! Cependant que les miens, de leurs doigts meurtris, grattaient le sol, frappaient leurs poitrines, lacéraient leurs vêtements.

Où étiez-vous ô Dieux quand l’armée infernale a terrassé mes guerriers, contre moi tournant et retournant son fléau ? Quand, dans sa furie, elle nous a dispersés comme le vent furieux souffle sur les sables ? Où étiez-vous ô Dieux quand mon peuple, souillé de sang, condamné à errer pour l’éternité, vous a imploré sans relâche ?

Je suis dorénavant l’objet de votre aversion, l’opprobre d’un monde en reliquat. Ceux qui croisent mon chemin me méprisent. Est-ce là la citée que l’on nommait La Parfaitement Belle, au front céleste, aux pieds d’airain ? Ils rient ceux qui sont assis sur ma dépouille ! Voyez luire les canines aiguisées des charognards, voyez leurs gueules pourpres !

Ah ! Laissez-moi répandre jour et nuit torrent de larmes, que mon œil n’ait point de repos ! Laissez-moi gémir inlassablement du fond de ma fosse ! La paix m’est enlevée, je ne connais plus le bonheur. Les fils de mes fils fouleront mes vestiges en esclaves, en bouches privées de pain. Ils chancelleront, l’âme dépourvue de souvenirs, dépourvue d’histoire. Les vierges ne seront plus que prostituées crassement fardées, nuques contraintes, lèvres tendues aux coupes venimeuses des oppresseurs.

Ah ! Laissez-moi, dolente, sans plus de vertus, anéantie ! Mon cœur, mortifié, dans l’obscurité s’étiole. Mes entrailles répandent leur bile à la surface de la terre. Ceux qui sauraient me consoler, prompts à me relever, se sont éloignés de moi. Je sombrerai bientôt dans l’oubli, auprès de ceux qui sont morts depuis longtemps déjà.