J’ai vu le géant
Un soir, sorti des flots, des vents de tempête et des pluies d’orage, j’ai vu le géant fouler les galets noirs.
Je me souviens. Les navires éventrés dans d’abominables craquements. Les lames furieuses, les mâts rompus. Mes compagnons terrifiés, leurs cris lointains portés par les rafales. Les lampées d’eau salée avalées puis vomies, enflammant mes narines. Les dernières nefs écrasées par les vagues. Leurs voiles déchirées retombaient sur les flots pour venir épouser, en lambeaux de suaire, les corps épars, les chairs virides poussés par les vagues, s’agglutinant sur les rives.
Seul rescapé, je l’ai vu.
J’ai vu le géant. J’ai entendu sa voix tonner dans l’air glacial. J’ai entendu les rugissements sinistres de la mer à l’assaut des grottes profondes et je sais qu’à l’antre de ces cavernes infernales, ses filles ont attendu la mort avec ardeur, dans les claquements impatients de leurs nageoires sur le glacis des rochers. Au creux de leurs paumes luisantes tinte désormais notre or, sur leurs écailles s’égrènent nos perles. Alanguies sur les lits de varech, agrippées aux coffres échoués, elles lèvent haut leurs mentons laiteux, miroir au poing, l’ourlet bleuté de leurs lèvres esquissant cruels sourires.
J’ai vu le géant. Les ailes des goélands frémissaient dans sa barbe, cette extraordinaire toison ivoirine. Et son casque éminent pour fendre les brumes. J’ai détourné mon regard, aveuglé par l’éclat de son glaive d’airain. L’écume léchait l’ambre rutilant de ses jambières. Sa bouche a happé tous les vents du ciel et la grande conque a vrombit dans sa main. Mes entrailles hurlant, ma bouche muselée, tandis que la tourmente glorifiait le titan. Enfin les oiseaux ont déserté les écueils et la foudre a déchiré les cieux.
J’ai vu le géant avancer sur la grève puis du fond des eaux surgir une légion spectrale, serpentant dessous l’arche vertigineuse de ses jambes, glissant dans d’affreux geignements. Le bras du colosse s’est élevé, d’un vaste revers a charrié le cortège nébuleux des damnés au delà des falaises. Je ne dois mon salut qu’à mes prières et à toi mon aimée, empoignant l’amulette dont tu ceignis mon cou. Mon salut à une nuée d’oiseaux noirs pour m’enlacer et me dérober à la vue de ces terribles créatures et de leur maitre. Ce dernier, soudainement, maitrisa ses élans belliqueux. Car à l’horizon jaillissait l’ainé du ciel et de la terre, au visage radieux, aux tresses d’or. Et se sont affrontés nos dieux en une lutte formidable, s’empoignant, ravageant le lais des rivages dans leur danse démente.
J’ai vu le géant épaule contre terre. Et sur sa nuque résignée, afin que ressurgisse la lumière, la lance souveraine de Celui qui toujours frappe juste. Lui dont l’esprit transcendant a parlé : " Je sécherai les larmes des vivants ! Le miel de mes rayons lavera le sel qui ronge leurs cœurs ! La paix soit en eux, debouts face au large. Ces femmes, ces enfants face au large, priant pour les âmes ravies des époux et des pères. J’ai dit ! "
Un matin, devant la mer calme, je t’ai vue prosternée avec les nôtres. A en perdre haleine, j’ai couru. J’ai couru vers tes bras tendus.