Le portrait

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Tandis que la litière cahotait, je dormais, une main lasse sur le vélin de mes registres, l’autre blottie dans la large manche de mon aube de prêtre novice. J’avais humé le vent qui glissait entre les herbes folles, contemplé le tendre giron des prairies offert aux brebis. J’avais vu les nuages lécher les glaciers, le visage de Dieu dans leurs nuées, leurs reflet sur les lagunes turquoise. Les silhouettes acérées des montagnes déchirant le voile carné du couchant. J’avais vu s’abîmer les vains édifices des hommes sur cette terre souveraine. Mais d’autres citées raffinées triomphaient encore, se prélassaient, frivoles, dans les dentelles de marbre des palais, le fil argent des rivières galonnant leurs enceintes colossales. Un chapelet d’églises et de claires abbayes était suspendu au cou des pieuses glèbes. Et je méditais devant les mers, les océans aux bras ouverts et leurs oiseaux blancs, allègres hérauts des royaumes enchanteurs. Mes rêveries s’étiraient inexorablement à mesure que se déployaient les horizons alentours. Après des mois de pérégrinations, je franchissais dorénavant l’empire nomade.

Je rêvais à la beauté du monde et celui-ci allait me faire don de son plus rare et transcendant joyau. Mes paupières encore closes, caressées par les jeux du soleil sur le paysage, s’ouvrirent lorsque la voiture stoppa pour prendre les derniers voyageurs. Puis, les roues s’ébranlèrent à nouveau sur le sentier raboteux.

Je m’éveillais dans de suaves fragrances de musc et de santal. Le pan passementé d’une robe brune chaloupait pour enfin expirer mollement sur la banquette. Oh jeunesse infernale, pourquoi viens-tu tourmenter les cœurs désarmés ? Devant toi palissent les nymphes, jalousent les reines, s’inclinent les déesses primitives !

Je m’aliénais à tes lèvres, cette bouche à la moue désinvolte sous un nez inouï de franchise. Et cette gorge voluptueuse recouverte de brocart et de perles festonnées ! Tirée tel un aiguillon mortel, l’épingle qui maintenait ton turban, sacrifiait ma raison. Tes doigts graciles vinrent replacer les longues plumes noires piquées au cuir souple de ta coiffe. L’aile d’ébène semblait se replier pour dévoiler ton regard songeur. Je demandais alors grâce à ce front large et bombé, à cette fraicheur insolente. Ma poitrine unie aux cadences de la tienne, la véhémence de mon esprit à chacun de tes gestes. Pour la première fois, je maudissais le crépuscule. Je le maudissais d’ôter ce profil à ma contemplation. Ô nuit clémente, ce visage auréolé par le disque immaculé de la lune, sainte icône sur la mosaïque étoilée des ténèbres ! J’aurai voulu baiser vos pieds si mes fébriles élans de pêcheur ne m’avaient point submergés.

Je trépassais en pensées sacrilèges alors que nous avions fait halte à la rencontre d’une tribu. Les feux du campement s’élevaient et j’observais ton galbe tentateur se mouvoir derrière ces foyers de géhenne. Dans mes chimères, tu répandais le souffre de ton haleine sur mes lèvres tel un basilic lascif aux crocs avides de stupre. Aux prises d’un amour naissant mais abjuré, je n’avais d’autre instinct que de t’incarner en diabolique avatar.

Je m’apaisais à l’aube à force de repentir et de prières. Pour unique transept vertueux de mon âme, une légion de saints. Nous allions reprendre la route et je m’aperçus que tu avais disparu. Ton absence aurait du affermir mes hiératiques desseins et ne fit que les troubler. Au loin, comme un ultime appel, le hennissement d’un étalon. Et je scrutais ta silhouette chevauchant vers l’horizon.

Je demeure aujourd’hui encore martyr, titubant sur le sillage poussiéreux de ta monture. Et mes mains crevassées par la vieillesse saisissent en secret la plume pour esquisser sans relâche ton portrait. Je pleure souvent sur mes parchemins épars, mes reliques impies. Et lorsque bruissent les arbres, je sais que la brise du soir enlace ma langueur et chante mes regrets.
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