D’une âme à sauver. Hommage à Jane Austen.

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D’une âme à sauver.

Blackpool Mill,

Hartland, Devonshire

28 Mai 1804

Ma très chère Jane,

je me suis éloignée des sobres beautés de nos terres pour rejoindre la péninsule de Hartland . Blackpool Mill m’y attendait dans sa paisible élégance . A vous, qui mettez ce cottage à ma disposition, je ne saurai jamais dûment exprimer ma gratitude. Chère amie, vous êtes si généreuse envers moi ! Je dois toutefois bien avouer que je n’aurai osé séjourner en ce lieu si vous n’aviez rigoureusement insisté. Cette plume que je tiens pour vous écrire caresse mon bien trop frêle poignet et il n’est rien de plus pénible pour moi que de vous entrainer sur le sillage de mon affliction. Pourtant restez-vous mon unique et miséricordieuse confidente, aussi me suis-je engagée à vous donner de mes nouvelles aussi régulièrement que mon cœur aura courage de le faire .

Mes souffrances d’antan sont bien peu de choses comparées à ce que j’ai pu endurer ces derniers mois. Vous connaissez la cause de ce mal. Les muses ont disparu à l’instant où l’être aimé a quitté mon existence. Elles ont emporté avec elles les derniers traits de sève qui animaient mon âme. Voici des semaines qu’aucune ligne ne se couche sur mes liasses de papier. Les pages demeurent vierges, désespérément vierges. Aussi avez-vous songé pour moi à Blackpool Mill, comme un refuge idéal pour retrouver l’inspiration, car c’est grande douleur que celle de ne pas trouver sujet à traiter.

J’ai retrouvé ici une partie de vos gens dont Joshua et Eleonore. Ils m’avaient devancée d’une courte demi-heure. A peine étais-je descendue de la calèche qu’ Eleonore me serra dans ses bras avec tendresse, déplorant ma chétive nature. Puis Joshua m’a ouvert la porte du salon et j’ai vu ces draps couvrant les meubles dans la pénombre. J’ai un instant souhaité que rien ne bouge dans cette pièce tant ce décor me semblait idéal pour le spectre que je suis devenue . Je n’aurai pas même déplacé une once de poussière dans mon sillage. Mon Dieu Jane, que suis-je devenue ?

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Hier encore, je suis partie seule, comme j’ai toujours aimé le faire, pour suivre le sentier qui mène à la grève. Je traversais cette lande de bruyère à en perdre haleine, dans ce désir ardent d’apercevoir la mer. Je voulais l’interroger, peut-être trouver là, si ce n’était une réponse à mes questions, au moins un baume à mon accablante tristesse. Mais je n’ai pas su rendre honneur à l’océan, lui qui m’accueillait pourtant dans ses plus beaux atours, ses ourlets d ’écume battant les falaises, tout d’opale et de cobalt vêtu. Je me suis effondrée, prostrée au sol comme une enfant. Le sel des galets, mêlé à celui de mes larmes, brûlait mes joues.

Autrefois, quand le manque se faisait ainsi cruellement sentir, je vous enviais de pouvoir croiser mon Owen dans les salons que vous côtoyez encore conjointement. J’attendais de vous solliciter pour vous adresser à lui en mon nom, qu’il soit assuré de l’intacte ardeur de mes sentiments. Désormais les choses ont changé. Ma douce amie, vous souvenez-vous cette nuit avant mon départ ? Je vous avouais tremblante combien j’appréhendais l’avenir sans cet amour, vouée à cette passion adultère, exclusive et tourmentée. J’étais comme cette lune sous laquelle nous devisions, un corps stérile nimbé par les rayons d’un soleil lointain.

Mon bien aimé s’est engagé avec force loyauté en un destin qui l’arrache définitivement à moi. Ce serait trop rude épreuve que de m’enquérir plus longtemps de son bien être. Je préfère sombrer dans l’obscurité plutôt qu’offrir mon visage à la lumière d’un astre qu’il m’est défendu d’atteindre. Il suffit bien assez qu’il devine dans quelles amères dispositions je puis me trouver, s’il les conçoit seulement et ce à bon escient, n’ayant sans doute jamais connu telle langueur .

La flamme de ma chandelle vacille, la nuit vient me dévorer. L’émotion est trop forte et me submerge à nouveau. Ma tendre Jane, je sais qu’il reste en vous cette foi qui, hélas, me fait défaut, auriez-vous donc la bonté pour moi de prier ? Prier dans l’espoir que les trames de mon existence se nouent et se dénouent à la faveur d’un destin plus généreux et qu’enfin mes missives vous portent meilleures nouvelles.

Affectueusement, vôtre éternelle obligée,

Lizzie.

à suivre ...

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